14. Le départ d'Aleph

En devenant père à son tour Aleph avait pu mesurer la différence entre avoir un enfant à soi et élever celui des autres. C'est comme de devenir propriétaire de son logement, ça vous fait tout de suite chaud au coeur, et on se prend à tirer des plans sur la comète pour l'arranger.
C'est pas qu'elle avait tellement besoin d'être arrangée, la petite, dame nature l'avait plutôt gâtée. Mais c'était un jardin en friche, elle avait tout à apprendre, et pour ça, Aleph était là. Mais pour ça, fallait se dépêcher. La vieillesse lui était tombée dessus, un beau matin, sans crier gare !  Il s'était retrouvé à 54 ans, avec la tête de son grand-père. Je parle pas de moi, mais du père de Boris, je suis sûr qu'il devait avoir cet air là quand la faucheuse est venue le trouver. Ah, ça pardonne pas à cet âge là, le 50ème anniversaire, il faut se pincer pour y croire, pas vrai mon gars ? J'ai connu ça !
Quoiqu'il en soit, il s'était dit que s'il voulait profiter de sa fille, il n'avait pas de temps à perdre. Et tiens, en parlant de Boris. Justement, il était passé à la maison, féliciter le jeune papa.
-Bon sang, le coup de vieux ! T'es sûr que ça va ?
-Ben-oui, ça va, c'est juste que J'ai fêté mon anniversaire... enfin, fêté, si on peut dire, disons que j'ai bien grandi.
-Mmmouais, si tu le dis !  Moi, je trouve que tu t'es racorni, comme...
-Comme QUOI ?!  Attention à ce que tu vas dire, se dit Boris, rien qu'au ton de la voix, il avait compris, que c'était un sujet qui fâche.
-Comme, tout le monde, c'est la vie !  C'est vrai,la roue tourne pour tout le monde.
Pour tout le monde, mais par pour lui, l'abruti. Il prend pas une ride. Bientôt, il fera plus jeune qu'Aleph ! Ce qu'ils peuvent m'énerver ces townies, avec leur éternelle jeunesse. Quoique Boris, il a dû hésiter un moment avant de se tremper dans la fontaine de jouvence. Pourquoi ? La flotte était trop froide ?

Pourtant, Aleph, il tient la forme, la patauge, la gonflette, et la gym devant la télé, il connait que ça.
Tiens, vous seriez capables de faire ça, vous, à votre âge ? OUI ?!! 
Alors, vous avez mal vu, regardez mieux !
Hein ? C'est pas du contorsionnisme, ça ? Aleph, c'est un vrai caoutchouc, il peut se tordre comme on veut. Vous en verrez beaucoup, des petits vieux encore capables de faire ça. Si tant est qu'ils l'aient fait un jour.

Enfin, c'est pas parce qu'on est vieux qu'il faut baisser les bras, pas vrai ?
Même vider la crotte de Phoebe, c'était pour lui un privilège. J'en ai connu des qui tordaient du nez pour le faire, et d'autres qui se le bouchaient, lui, il faisait ça naturellement, avec un grand sourire banane. Du moment que ça venait de sa fille, c'était quelque chose, ce caca. Pour un peu, il l'aurait mangé !

Pour rien au monde, il n'aurait permis qu'un autre membre de la famille s'occupe de l'éducation de Phoebe. Même pas sa mère. Ca tombait, bien, elle en avait pas l'intention. Elle passait son temps à ruminer sa déception, de ne pouvoir conduire Ephraïm sur les chemins, couverts d'opprobre, de l'adultère. A l'occasion, elle se refaisait une teinte platine, en complétant avec grand mal, toutes ses barres d'aspiration.
A quoi ça pourrait lui servir ? Ca, c'est à elle qu'il faut demander. Pas besoin de sortir de St Cyr pour draguer, sinon, ça se saurait.

Toujours est-il, que c'est bien grâce à son papa, qu'elle a bien grandi la petiote. Maintenant, elle est prête pour s'ennuyer sur les bancs de l'école. Mais bien sûr, papa Aleph, veut qu'elle rejoigne ses cousines, et qu'elle aille à l'école privée.
Normalement, on attend de voir un peu les résultats scolaires, avant de s'engager dans les frais. Mais, lui, il peut pas attendre, un jour de publique, c'est déjà trop, il a déjà pris rendez-vous avec Vince, ou alors Lionel. Pas moyen de faire la différence, ils ont le look école privée : bronzés d'un bout de l'année à l'autre sous les néons de leur bureau. La panse qui sort du pantalon, à force de se faire inviter à droite à gauche, et ce petit air méprisant, quand on leur présente la maison.
J'aimerais bien savoir où ils crèchent, eux, tiens par exemple !

Sélène aussi a bien grandi. En beauté et en savoir-faire. C'est un vrai régal pour mes yeux. Y avait longtemps qu'on n'avait pas eu pareille nymphette dans cette famille. J'espère qu'elle ira pas choisir son étalon parmi les rossignols en solde. Manquerait plus que ça ! Ce serait gâcher.
Encore que... à y réfléchir, les mystères de la génétique étant ce qu'ils sont. Un moche + une belle = Un môme potable ? Peut-être. Tandis que moche + moche, y a pas de danger que ça nous donne Brad Pitt ou Kim Bassinger. Faut réfléchir, avant de jeter.
En tous cas, son aspiration, elle l'a bien choisie, ça c'est sûr : la connaissance, y a pas mieux, pas de frais, pas de crac-crac à compter, pas d'amis pour téléphoner... le rêve !

Et Luzz lui emboîte le pas. Elle, elle a pas eu à choisir, elle est tombée direct sur le deux : la connaissance, également. Ca nous promet une belle génération d'érudits, et ça, c'est pas pour me déplaire, des fois que vous l'auriez pas compris.
On a de la chance avec notre Luzz, à ce qui paraît que les aliens, c'est pas toujours des prix de beauté. Mais nous, la nôtre, tralalalère, elle est belle comme tout, notre alien ! Ca valait peut-être le coup d'attendre qu'ils aient refilé les fins de séries. La nôtre a un petit air japonisant. Elle serait pas verte, on s'y tromperait. Mais verte au jaune, hein... de toutes manières, c'est pas sur elle qu'il faut compter pour assurer ma descendance.

Les vieux vont mourir... j'ose pas dire bientôt. J'ai trop le souvenir de Galatée et de son bombyx, qui se sont traînés pendant un certain temps, -pour ne pas dire un temps certain-, et je me fais pas d'illusions.
Mais ils finiront bien par y arriver. Alors la jeunesse s'organise. Déjà, le nombre d'amis de la famille a tendance à rétrécir comme les chaussettes de mon grand-père.
Il faut vous dire que mon grand-père, il portait des chaussettes de laine, et quand par malheur, ma grand-mère en laissait une dans la machine, cachée dans les replis d'un drap... Pourquoi je dis ça ?
Ah oui, les amis... on en perd. On en perd pour deux bonnes raisons : Primo, Zaniath, (grrr), elle voit pas pourquoi elle s'en ferait de nouveaux, avec l'âge, elle a sa liste d'habitués. Pour ce qu'elle en fait... Deuxio, Malhaut. En faisant mon petit tour du soir, je l'ai entendue dire à Sélène
-Je me sens de trop dans cette maison.

-Mais-non, t'es pas de trop ! est aussitôt intervenu Aleph, trop bon, trop...bon.
Arghhh, de quoi je me mêle ? Moi aussi, je commence à me demander à quoi elle sert dans cette maison ?
Même pas fichue de se faire 30 amis. Elle a pas le temps, "Je bosse, moi !" qu'elle répète à qui veut l'entendre. Et les autres alors, qu'est-ce qu'ils font ? Est-ce que ça les a empêché de réaliser leurs désirs ?... A part Zaniath, qui s'arrête devant la porte d'entrée. A moins que la mémoire lui revienne, sait-on jamais ? Et il enfonce le clou, en plus
-Tes amis, on en a besoin. Bon, ils sont pas très-très nombreux, mais ils comptent pour les promotions.
Emilie, tiens, par exemple. Elle voudrait devenir web designer indépendant. Et puis Zaniath, c'est pour bientôt qu'elle devrait (re)devenir ultra-Sim.
-Ah, vous ne pensez vraiment qu'à vous !
-Si je peux me permettre... (ça c'est Sélène), toi même, Mahlaut, ça te plairait pas de faire comme ta grand-mère ? J'ai toujours entendu dire qu'elle passait à la télé, et que pour aller au travail, elle avait un petit coupé sport, qui faisait des envieux dans le quartier.
-Ca... je dirais pas non. Mais moi, j'ai toutes les compétences requises.
-Les compétences, mais les amis ? Tu as encore besoin des nôtres.
Ca lui a donné à réfléchir.

N'empêche, la décision de Mahlaut, même si elle recule pour mieux sauter, ça a fait l'effet d'une bombe.
-Mahlaut, veut s'en aller ? Qu'est-ce que tu me chantes ? Et son désir ? Elle n'y pense plus ?
Elle a bonne mine, la Zaniath, qu'elle s'occupe donc plutôt du sien ! Aleph, le type bien renseigné :
-Mmm, elle avait l'air décidée. Moi, je te parie que dès qu'elle aura sa toque et son tablier, on la verra faire ses valises
-Mais alors... qui on va pouvoir critiquer ? Sur qui on va faire les ragots ?
Ah, parce que vous saviez pas ça !  Quand il s'agissait de ragoter, c'était toujours sur le dos de Mahlaut.
Ce qu'elles ont dû siffler, ses oreilles ! La rumeur :
-Hi-hi, elle arrive même pas à avoir dix meilleurs amis, quelle andouille ! Elle s'y prend comme un manche aussi, les amis, faut s'en occuper. C'est pas en leur répondant qu'on est disponible que ça marche, faut leur téléphoner AVANT ! Et puis, faut pas passer son temps à vouloir voir toujours le même, Jacques, le réparateur. Je me demande ce qu'elle lui trouve. Et gnia-gnia-gnia, et gnia-gnia-gnia.
En tous cas, va falloir agir !

Pour le moment, à part ses devoirs, la petite Phoebe n'a rien à faire.
Alors ils l'ont chargée de faire ami-ami, avec tous les voisins qui passent. Elle a commencé avec Léo Leblanc, qui venait aux nouvelles, vu qu'il en avait plus de Zaniath.

Il était pas bien inspiré d'ailleurs, de venir ce jour là. Et les autres pas beaucoup plus. Cette idée, de lui indiquer la porte de la chambre de Zaniath, quand il a demandé à la voir.
-Est-ce que Zaniath est disponible ? Ca fait un sacré bout de temps que j'ai pas eu de ses nouvelles, je m'inquiète un peu.
-Zaniath, elle est dans sa chambre, t'as qu'à aller la trouver.
Quelle bonne surprise !  Zaniath au lit avec Hervé !  Et Léo, qui arrivait la bouche en coeur pour les retrouvailles... Je vous laisse imaginer la scène.

Ben qui c'est qui l'a consolé, ce pauvre Léo ? C'est Phoebe Elle lui a sorti une série de blagues, elle a joué à des jeux de main, elle l'a admiré, enlacé... et surtout, elle lui a critiqué Zaniath
-Moi je trouve que Zaniath, elle est pas belle, elle est vieille. Tu vois pas qu'elle est vieille Léo ?
Léo, il a pas trop eu le temps de bien se rendre compte. Au premier regard dans la chambre, il n'y avait vu que du feu. Feu d'artifice, bien entendu.
-Maintenant que tu le dis... c'est vrai qu'elle a plus l'air toute fraîche
-Puisque je te le dis ! Elle est vieille !  Et puis elle devient méchante. Tu sais Léo, tu mérites mieux. Moi, si je serais grande, j'aimerais bien marier avec toi.
Bref, elle a fait sa conquête et elle était bien partie pour faire ami-ami avec tout les nases du quartier, quand les ennuis se sont enchaînés.

Tout a commencé avec Ephraïm. C'est pas pour rien qu'il est savant fou. Il avait décidé, comme ça pour rire, de se fabriquer un petit virus, en combinant des molécules. Un puzzle pour scientifique, quoi. Je sais pas ce qu'il comptait en faire, il lui avait donné un nom : le BPVAE, le Bon Petit Virus A Ephraïm.
Quand il eut fini de faire joujou, il ne savait plus quoi en faire. Contre qui l'utiliser ? Ca c'était bien embêtant, il avait pas d'autre choix que de le jeter. Il l'a fait disparaître ni vu, ni connu, dans la cuvette des WC.
Triple buse ! Il a contaminé toute la maison avec son virus à la gomme. On était enfin débarrassés de la tourista, voilà qu'ils étaient tous atteints d'une maladie inconnue qui leur faisait cracher leurs poumons.

Et puis, c'était plus fort qu'elle, il a fallu qu'Emilie passe à l'offensive. Elle s'était payé un petit combiné affriolant, et elle est allée agiter ses corbeilles, juste sous le nez d'Ephraïm. Elle a commencé par des jeux de mains innocents,
-Eph, tu veux pas faire un petit duel de rapidité ?
Elle a gagné, bien sûr, Ephraïm avait les yeux rivés sur le balconnet. Puis, elle se mit à le draguer effrontément et elle finit par l'estocade : le baiser langoureux, qui tue. Je vous dirai, qu'Ephraïm, il était aux anges, l'animal.

Je me suis retenu d'intervenir, j'étais un peu curieux de savoir comment ça allait tourner cette affaire là.
Pour commencer, quand ce bon Aleph a voulu son câlin du jour. Emilie avait la migraine.
-Non, pas aujourd'hui, Aleph, sois gentil, j'ai mal au crâne.
Mais au bout de quelques jours, après
-Non, pas aujourd'hui, Aleph, j'ai la rate qui se dilate, et non pas aujourd'hui Aleph, j'ai le foie qu'est pas droit, Il a beau être bon, Aleph, il a commencé à se douter de quelque chose.

Ca commençait à le miner. Il était loin d'imaginer ce qui se trafiquait derrière son dos, avec son propre frère, mais il était tout de même assez lucide pour trouver anormal qu'Emilie, qui ne pensait qu'à la chose, soit tout à coup devenue chaste. Il avait fini par se dire, qu'il y avait peut-être bien un genre de merle dans le quartier, qui lui aurait piqué son nid.

Heureusement, Aleph, avait ses petits plaisirs perso : sa muscu, son télescope et sa piscine. Il oubliait tout dans ses moments là, et se retrouvait de bonne humeur. Et puis, il avait bon espoir de placer Phoebe à l'école privée, ce qui allait me le mettre en platine pour un petit moment.
Mais Phoebe, elle, commençait à rencontrer quelques problèmes. Par exemple, elle avait beau s'être fait des amis, elle ne pouvait pas le joindre au téléphone. Une voix anonyme lui répondait
-A qui tu veux téléphoner ? T'as pas d'amis, tu connais personne.
Ca la laissait désorientée la gamine. Elle savait bien qu'elle en avait, des amis. Mais à ce rythme là, elle les aurait plus pour longtemps.

Mais le pompon, ça a été quand le directeur de l'école privée a refusé tout net de descendre de la voiture. Un petit coup d'oeil par la portière, et il a lâché sa sentence
-Le directeur ne pense pas qu'un enfant vivant dans un pareil environnement soit digne d'entrer à l'école privée.
Ca lui a fait l'effet d'une claque, à ce pauvre Aleph. Et Phoebe était tellement déçue
-Alors, ils veulent pas de moi, à l'école privée ? Qu'est-ce que je vais pouvoir dire aux autres ? Je leur avais dis que je partais, même qu'ils m'avaient fait un cadeau. Va falloir le rendre, le cadeau ?

Le virus qui faisait des ravages, le téléphone qui racontait n'importe quoi à sa fifille, les fantômes qui venaient lui faire peur, sa femme qui s'éloignait de lui, et maintenant, le directeur de l'école privée qui refusait de mettre le nez dehors, sans compter les fêtes impossibles, c'en était trop. Aleph prit une grave décision, il allait quitter la maison pour mettre sa famille à l'abri de cette cascade d'inconvénients -(pour être poli).
-Oh, tu vas nous manquer Aleph, et ta tombe platine ? On l'aura pas ?
C'était pourtant un bon argument, la tombe platine. Allez savoir pourquoi, ça l'a laissé froid.
-Merci bien, pour la tombe platine, vous me trouverez un remplaçant. J'ai que 54 ans, je vous rappelle, même si j'en paraîs 80. Je suis pas pressé d'aller jouer les fantômes au cimetière. Je suis encore chargé de famille, moi. Et je veux ce qu'il y a de mieux pour Phoebe. Je vois bien qu'ici c'est impossible. Alors, je pars, et tout ce que vous pourrez dire, ne me fera pas revenir sur ma décision.
Bon !  Puisqu'il n'y avait plus rien à faire, tout le monde lui a souhaité bonne route, et bonne chance pour sa nouvelle vie.